samedi 21 mai 2011, par Laurent
Départ décalé, arrivée groupée. A un chouia prêt, je vous l’accorde. Si ce n’est pour Laurent et Ilias qui, tels Greg Lemond et Bernard Hinault à l’Alpe d’Huez en 1986, arriveront main dans la main au bout de leur montée éclair. Mais revenons deux grosses heures en arrière. Il est 9 heures du matin en ce samedi 14 mai 2011. Nous avons décidé de faire plusieurs départs pour espérer arriver le plus « groupir » possible au sommet. Frédéric Pondevie et Bertrand Daylies se lancent en éclaireurs sur la face Sud du Ventoux, par Bédoin. Suivis un quart d’heure plus tard par un trio composé d’Attif Khattari et des deux Sylvain. Puis, à nouveau un quart d’heure plus tard, c’est au tour de l’ultime trio formé par Laurent Bendavid, Ilias Khattari, qui nous a rejoint hier au soir, et Frédéric Monti, arrivé matinalement de son Ardèche. Pour les bicyclistes que nous sommes, le Ventoux domine de sa majesté tous les pics, les cols, les sommets de l’abécédaire cycliste. Comme Fausto Coppi, immense et solitaire, le Ventoux est mythique et mystérieux. Les six premiers kilomètres en faux plat montant, variant entre 2 et 6%, nous permettent de chauffer le diesel. Il sera gravi, selon le niveau de chacun, entre 15 et 21 à l’heure. Sur notre droite se dessine le profil massif et inquiétant du Mont Ventoux. 1600 mètres de dénivelé en 21 kilomètres. Un conseil suivi par tous : arrivés sur le village de Saint-Estève, faites tomber le 34, 32 ou 30 dents ! C’est est fini du hors-d’œuvre. Un virage sur la gauche sec et raide vous saute au visage pour vous souhaiter la bienvenue en un monde de brutes. Et c’est parti pour 9 kilomètres oscillant entre 8,5 et 11% ! Heureusement le cadre est enchanteur. Il n’y a pas Merlin, mais la forêt n’a rien à envier à celle du comte. Une végétation luxuriante, des odeurs enivrantes, des couleurs provençales… Aspect grandiose et insolite de ce paysage unique. Nous sommes bien sur la face Sud du géant ! Ce matin, que de cyclos sur cette route qui a eu l’honneur d’être gravie par les plus illustres : Jean Robic vainqueur en 1952, Louison Bobet en 1955, Charly Gaul en 1958, Poulidor en 1965, Eddy Merckx en 1970, etc. Mais les allures ne sont pas les mêmes. Pas du tout ! Dès la sortie de Saint-Estève, les roues du Cervélo de Bertrand semblent s’embourber dans le bitume. Frédéric Pondevie continue seul en tête. Pendant ce temps, sur le long faux plat montant, Sylvain Ollier s’est calé dans l’aspiration de deux cyclos qui le mèneront jusqu’à ce passage dantesque de Saint-Estève. Attif et Sylvain Keller ont préféré se relever : les jambes sont dures ! Paff ! C’est parti pour Sylvain Ollier qui a suivi à la lettre les conseils de Pascal Millot et de Laurent Bendavid : il a pris le temps de s’alimenter sur ce premier tronçon, tout en faisant tomber le petit plateau à l’entrée de cet ultime village. A tel point que l’un des deux cyclos ne peut le suivre. Derrière, Attif préfère laisser filer seul Sylvain Keller. L’ascension ne sera pas vécue par tous de la même façon. Thierry Allauze, qui a décidé de se muer en Directeur Sportif au volant de sa voiture, caméra au poing, se poste à différents passages pour figer sur la pellicule les visages de ses compagnons. Les fous furieux du dernier trio s’envoient enfin sur le faux plat montant. 20, 21, 23 à l’heure en sifflotant, un épis de blé aux lèvres. Dès l’attaque des neuf kilomètres en sous-bois, Laurent lâche les chevaux, Ilias lâche l’affaire et Frédéric Monti fait (re)lâche ! La route est encore longue et les deux derniers nommés préfèrent gérer leur effort. Surtout que Frédéric Monti se présente avec 39x27. Portant haut les couleurs de jeporte1casque.com, Frédéric Pondevie fixe l’asphalte en espérant y trouver un petit mètre de plat. Il finira par poser pied à terre pour attendre Bertrand et le prendre en photo. Il remonte en selle, relance, rattrape Bertrand, le passe puis retrouve sa vitesse de croisière. Plus haut, il passe devant le caméramam-directeur-motivateur Thierry. Le visage commence à rougir, les cuisses à rôtir et le cœur à sortir. Sylvain Ollier rejoint Bertrand. Une tape amicale sur l’épaule et il file sur cette route menant au pied d’une tombe. Frédéric Pondevie commence à jouer à la danseuse. Sylvain Ollier le rattrape à son tour, le pousse de la voix avec un circonstancié « Allez, courage Fred ! », puis suit son chemin balisé de bornes kilométriques. Un peu plus bas, Laurent enquille et fait tourner les jambes tout en surveillant sa fréquence cardiaque. Il sait qu’il a bien récupéré. Il sait qu’il est dans son élément. Il sait qu’il arrivera au bout. Ilias, lui, continue d’assurer. Il monte au train cette route forestière qui n’a rien de touristique. Il a déjà en tête sa stratégie qui tourne en boucle : « calme avant la tempête », « calme avant la tempête »... Sans (trop) forcer il a abandonné son camarade Frédéric Monti, a rattrapé son père qui semble rechercher un souffle perdu dans cette jungle infestée de cyclos aux dents métalliques, puis avalé Bertrand avec un appétit que seule la jeunesse sait offrir. Alors que Sylvain Keller passe à son tour Bertrand, son allure semble moins aérienne que la veille. La cadence plus heurtée. Un virage serré sur la droite, un pourcentage sévère et il perd nettement en vitesse. Frédéric Pondevie lui semble si loin devant. Attif ne se pose pas cette question. Seul compte le Chalet Reynard et sa blonde d’altitude : une pression pleine de mousse pour étancher sa soif et réconforter ses muscles douloureux. 3km/h : la vitesse d’un homme au repos. Telle est la marque (record ?) que lèvera Bertrand dans les pourcentages les plus sévères de cette ascension mythique. Seuls son courage, sa volonté et sa force intérieure l’empêcheront d’abandonner. En ancien judoka, Bertrand sait ce qu’est l’adversité. Même si aujourd’hui il ne sait trouver la bonne prise pour retourner ce grand chauve, il n’ira au tapis qu’après s’être vidé de sa dernière goutte de fierté. Attif, dépassé par un Frédéric Monti courbé sur sa machine de carbone, vient se caler au niveau de l’ex pensionnaire des tatamis. Il le motive de la voix. Les membres du VCMP traversent un champ de luttes épiques. Lutte contre la pente, d’abord. Lutte contre les éléments (soleil, vent, amplitude thermique), ensuite. Lutte contre les douleurs, enfin. Une ascension où célèbres et anonymes ont créé au fil de leurs passages une véritable fascination. Ici, gloire et tragédie s’entremêlent. Plus haut, beaucoup plus haut, Sylvain Ollier atteint le dernier kilomètre de ce long plat de résistance au goût boisé. Laurent le rattrape peu avant le Chalet Reynard. Sylvain Ollier dépassé, Laurent se retrouve seul. Il a envie de partager les six derniers kilomètres. Il fait tomber sa vitesse pour tendre un relais à la grande carcasse barbue qu’il vient de laisser en retrait. L’expérience enfin acquise, l’homme au long tarin ne prendra ce relais. Ces six kilomètres ne sont pas moins durs, juste plus majestueux. Pensez donc ! Une belle route bien large sillonnant un paysage lunaire ! Une belle route bien raide qui vit les plus grands y courber l’échine ! Une belle route bien roulante qui offre ses courbes amples et généreuses ! Rempli de gourmandise, Sylvain Ollier ne souhaite pas partager ce dessert. Il veut l’apprécier. Goulument. Intensément. Égoïstement. Ce haut lieu de la Grande Boucle offre un spectacle grandiose dans un cadre exceptionnel. Et puis, qui dit qu’il est capable de suivre la cadence imposée par le maître des cols ? Wouff ! Ce n’est pas le Mistral mais la rage sous la forme d’Ilias qui vient sortir Sylvain Ollier de sa torpeur rêveuse. Ca va sentir la bagarre entre Ilias et Laurent ! A cette allure Ilias devrait rattraper Laurent peu avant le sommet. Frédéric & Frédéric se croisent. Sylvain Keller n’arrive à se rapprocher de Frédéric Pondevie. Aujourd’hui, ses jambes n’ont pas la même légèreté qu’hier du côté de Malaucène. Par contre Frédéric Pondevie se régale davantage. Cette pente régulière, sans à-coups, lui convient mieux. Il relance une nouvelle fois. Il aperçoit le début de cette fausse carrière à ciel ouvert et de haute altitude. Un regard sur la droite pour penser à sa future bière qu’il prendra dans ce vieux Reynard blotti dans ce virage plat annonçant le début… de la fin ! Au forceps, Attif en termine avec son ascension. Il a décidé depuis longtemps qu’il s’arrêterait au Chalet. Sylvain Keller n’en n’a pas fait de même. Il continue son bonhomme de chemin, serrant les dents et le guidon. Il pourrait presque serrer le second avec les premières tant il se courbe de plus en plus sur sa machine. Laurent, Ilias et Sylvain O ont croisé ces photographes de l’instant qui, après vous avoir mis dans la boîte, vous courent après pour glisser dans votre poche arrière un ticket numéroté pour commander l’immortalité sur papier glacé. Laurent a nettement baissé son rythme. Ilias a nettement augmenté son rythme. Sylvain O a nettement régulé son rythme. Une cacophonie silencieuse envahit l’espace : ça souffre, ça se tord, ça cherche une dent de plus ou une de moins, ça se croise, ça se motive… Ca se régale ! Le Ventoux touche le routier dans sa chair, dans son moral, dans son âme. Dernier kilomètre. Ilias souffre. Il n’en peut plus. Son cœur cogne fort. Son souffle est plus court. Ou plus long. On ne sait plus. On ne sait rien. Laurent l’attend pour un dernier round magistral. Entre hommes. Entre géants. Encore 100 mètres avant ce virage en épingle, sur la droite, pour finir sur une rampe à plus de 12%. Laurent lance une vive attaque, tout de suite éteinte par la réaction d’Ilias. C’est ensemble qu’ils se sont lancés à l’assaut du Ventoux, c’est ensemble que l’histoire se fera à son sommet. Ligne blanche franchie comme un seul homme, au milieu des voitures entrelacées et de marcheurs qui semblent paumés par l’immensité du lieu. Entre eux ce sont les félicitations et le respect. En un peu plus d’1h34 ils auront vaincu. Derrière eux, les ultimes feux des naufragés de la matinée. Sylvain Ollier, sur son Wilier, passe devant la stèle Tom Simpson, figée pour l’éternité dans ce lit de pierres blanchies par le soleil provençal. Il retire la sangle de son casque, ôte ce dernier de la main droite puis le lève en guise de salut respectueux, avant de le porter à son cœur. La mémoire de ce champion anglais, tragiquement disparu le 13 juillet 1967, se doit d’être dignement honorée. Plus qu’un kilomètre cinq-cents avant la base de cette antenne immense et dressée sur la partie sommitale du Ventoux. « Profite », telle est sa pensée au moment de se lancer dans l’ultime kilomètre. Traversant ce désert d’altitude, le regard tantôt fixé sur le bitume, tantôt sur l’arrivée représentée par cette antenne massive, Sylvain Ollier est concentré sur ses sensations. Il ne lui reste que quelques minutes de douce souffrance. N’est-ce pas là le signe d’un certain masochisme ? Encore un photographe. Encore un virage. Encore un pourcentage supérieur à 10%. Ultime courbe à 50 mètres du sommet. Thierry Allauze est posté là, caméra en action. Que les visages enregistrés ont dû changer au fil de l’ascension ! Un bon coup de rein, et ran ! Ca y est ! Soixante ans tout juste après le premier franchissement par le Tour de France de ce col légendaire, son objectif des moins de deux heures est atteint : 1h54 d’effort ininterrompu et Sylvain Ollier tape dans les mains d’Ilias et de Laurent ! Frédéric Monti continue son chemin de croix avec son 39x27. Au milieu de la pierraille il amène son vélo tout là haut. Derrière, Frédéric Pondevie se vide de ses dernières forces pour garder ses distances avec Sylvain K. Après eux c’est fini. Attif est assis à une table, verre à la main. Bertrand va en faire de même. Pour eux le terminus sera le Reynard. Frédéric Monti, un quart d’heure après Sylvain O, franchit à son tour la ligne. Sourire aux lèvres, transpiration figée sur son front salé. Un peu moins de dix minutes plus tard c’est au tour de Frédéric Pondevie. Bien plus frais que la veille. Il s’arrête devant un stand de cochonnailles pour boire une rasade de sa gourde. A nouveau dix nouvelles minutes et c’est Sylvain Keller qui re-goûte au bienfait de l’altitude ultime. Le classement, en rapport avec les départs décalés, donne à peu de chose prêt ceci : Laurent et Ilias premiers ex-æquo, Sylvain Ollier en troisième position certainement suivi dans un mouchoir de poche par Frédéric Monti, Sylvain Keller et Frédéric Pondevie bouclant la chaine en se tenant à quelques minutes à peine. Au milieu d’un fatras de voitures et de coureurs à pied, nous sommes (presque) seuls au monde. Seuls avec notre fatigue vite balayée par la plénitude de l’instant. On se tape dans les mains, on se félicite, on échange des sourires complices. Séance photo. Séance étirements. Le bonheur envahit le groupe. Heureux et fier. Un moment de partage que seul l’effort apporte ! Terminons par un ultime clin d’œil à un autre géant du Tour, l’écrivain Antoine Blondin qui, des années durant, fut un chroniqueur juilletiste pour L’Equipe : « La victoire à Ventoux ! » Pour ne pas se refroidir, les vélos sont à nouveau enfourchés, mais cette fois c’est pour l’adrénaline à grande vitesse : tout schuss en direction de la bière de la victoire ! Un bruit du tonnerre vient claquer à nos oreilles : à plus de 65 à l’heure, avec le Mistral, les vélos font un boucan d’enfer ! Rassasiés, envahis par une saine fatigue, les gars du VCMP se laissent envelopper par cette douce euphorie qu’offre la victoire sur soi. La vitesse monte, l’adrénaline avec. Dernier clin d’œil vers la stèle. Coups de pédales rapides et répétitifs pour skier la pente sur nos coursiers de carbone. Le chalet Reynard se découvre à la sortie d’un virage surplombant les derniers hectomètres de ce paysage lunaire. Coup de freins puis regroupement pour dévaler en direction de Sault. Nous sommes tous heureux, envahis par cette fierté bien placée d’avoir réussi un truc. Son truc ! En tête, Attif, Ilias, Frédéric Pondevie et Laurent font mordre le bitume à leurs pneus pour surfer cet asphalte grossier. 70 ? 75 ? 80 ? On ne saura pas qu’elle vitesse illégale ils auront dépassée avec appétit. Derrière, Fred Monti et Sylvain Ollier pédalent de bon cœur pour ne pas descendre sous les 50, vitesse minimale autorisée. Plus en retrait, Sylvain Keller attend Bertrand qui lutte avec un vertige jamais bien agréable.
Encore une bosse à escalader avant de pouvoir glisser leurs cannes repues sous les tables d’une terrasse ombragée. « On a un Menu cycliste ! », tel est l’accueil formulé à l’attention de cette bande de casqués que nous sommes. Pas besoin de plus pour dire OK et lever le coude à la santé du Ventoux ! Sauf pour un qui découvrira que son nectar au jus de tomates est périmé depuis plus de 6 mois… Toujours se méfier des restaus à nigos ! Sylvain Ollier en sera quitte pour une chambrée de la part de ses compagnons de route qui moquent (gentiment) son apéro ! Quelques gouttes de pluie annoncent une après-midi humide. Nous descendons dans la salle du restaurant pour nous abriter et terminer notre plat de tagliatelles aux cèpes. Un dernier café et direction les Gorges de la Nesque pour raccourcir le parcours : il faut dire que dehors il tombe des seaux d’eau ! Trois VCMPitses décident d’abandonner en montant dans la voiture balai de Thierry Allauze. Trois gaillards armés de leur monture à entrer dans une citadine, en plus du chauffeur-directeur-caméraman ! Les cinq courageux, que sont Laurent accompagné des deux Frédéric(s) et des deux Sylvain(s), se lancent sous un mur d’eau qui, en un peu moins de 5 minutes, les trempe jusqu’aux os. Pédaler est leur seule issue pour réduire leur temps de lavage. A plus de 30 à l’heure sur le plat et plus de 25 sur un faux plat montant, ils déconnectent leur cerveau pour éviter de trop cogiter. Finalement, la pluie diminuera d’intensité et le plaisir de vivre un moment extrême soudera l’équipe. Surfant sur ce tortillard surplombant la Nesque, se reliant tant bien que mal en tête malgré une présence sans limite de Laurent en chef de file, poussés par la voix d’Attif chaudement installé dans la voiture balai de circonstance, sous l’œil de la caméra de Thierry Allauze, le club des cinq vit un instant mémorable. Rincés mais heureux, ils en terminent avec ce baroud retour de 40 km qui leur restera en mémoire. Pour terminer dignement cet après-midi, rendez-vous est pris en ville, sur Bédouin, pour regarder la demi-finale du championnat de France de rugby opposant Montpellier à Castres. Sylvain Ollier en profitera pour écrire trois cartes postales et déguster… un jus de tomate frais ! Attif, grand seigneur, quitte discrètement l’estaminet pour aller rechercher un cadeau de remerciement à l’attention du chef organisateur de ce week-end qu’est Frédéric Pondevie. Revenant tout aussi discrètement, il s’approche du maître de cérémonie pour prendre la parole au nom de tous et lui remettre un présent qui, nous en sommes sûrs, prendra une place particulière dans la boîte à souvenir de notre ami journaliste ! S‘en suit une bonne tranche de rigolade sur cette tartine d’amitié qui nous unie. Demain, dimanche 15 mai, dernier jour de notre périple qui sera… un autre jour !
A SUIVRE…