mardi 26 juillet 2011, par Laurent
Une introduction chiffrée aussi froide que la météo glaciale qui a sévit durant cette aventure dantesque et qui illustre à elle seule le degré de difficulté de l’étape Mondovélo qui s’est disputée sur les routes du Massif Central. Dantesque, le mot est lâché. Dantesque, le qualificatif qui sera le plus repris par les médias.
Cela fait pile poil soixante ans que le Tour de France est passé pour la première fois en Auvergne. En 1951, Raphaël Géminiani, le régional de l’étape, avait remporté l’étape Limoges - Clermont Ferrand. Six décennies plus tard, j’ai décidé de relever le défi en participant à ma première Etape du Tour, qui plus est au pays de ma famille paternelle. L’objectif ? Etre classé, rien de plus.
« Yes ! On l’a fait ! » La ligne d’arrivée tout juste franchie, près de dix heures de selle plus tard, je ne peux retenir mon trop plein d’émotions en repensant à cette journée terrible et à ma famille qui, par la pensée, m’a aidé à franchir les portes de la déraison. La pluie, le vent, le froid, l’épuisement sont venus à bout de bon nombre de mes compagnons de résistance. Et de la résistance il en fallait une sacrée dose, ce dimanche 17 juillet, pour affronter les terribles conditions qui ont émaillé les 208 km de l’étape Mondovélo reliant Issoire à Saint-Flour. Refroidis par les prévisions météorologiques, seulement 4.056 des 6.500 engagés se sont présentés sur la ligne de départ. Mais lorsque nous donnons nos premiers coups de pédales, nous sommes loin d’imaginer le chemin de croix qui nous attend. Comme dans la mythologie religieuse, notre calvaire dura quatorze stations.
Première station : Départ. Il est à peine 6h00 du matin. Le jour ne s’est pas encore levé. On apprendra plus tard qu’il avait prévu de faire une fort longue grasse matinée. Je me suis réveillé sur les coups de 4h30 du matin, sur les contreforts de Clermont-Ferrand. Pas le temps de prendre un petit-déjeuner. De toute façon, avec le régime que j’ai suivi depuis quatre jours (pasta, pasta y pasta !) mon organisme est prêt pour le combat. Je gare ma voiture sur le parking du centre commercial d’Issoire. Au fur et à mesure, d’autres phares viennent déchirer cette nuit humide et fraîche. A peine habillé, dossard 2477 plaqué sur les reins, je me dirige en vélo vers le centre d’Issoire pour intégrer mon sas de départ, le n°5. Je n’ai pas fait 400 mètres que je suis déjà rincé par un rideau d’eau venant doucher notre motivation matinale. Longeant les sas 11 à 6, je m’aperçois qu’ils sont peu garnis. Il s’avèrera que nombre d’inscrits n’auront pas osé prendre le départ après avoir pris connaissance de l’atmosphère dès l’ouverture de leurs volets : 4056 partants sur 6500 inscrits, soit un peu moins de 40% d’absents au coup de starter. Derrière les barrières, les derniers fêtards donnent de la voix. Les bénévoles, eux, sont là depuis 4h15, prêts à rendre service. Sur les terrasses des brasseries, une poignée d’Issoiriens prenant leur premier café. Nous autres cyclistes avons l’esprit tourné vers le profil de la course et des fourmis dans les jambes. Il est 7h00. « 3… 2… 1… Partez ! » Le départ du premier sas est donné devant la Halle aux grains. Cinq cent maillots multicolores s’élancent. Une vingtaine de minutes s’écoulera avant que nous puissions à notre tour nous élancer sur les routes détrempées de ce second acte 2011 de l’étape du Tour. Je passe sous l’arche gonflée indiquant le point zéro de l’épreuve. Excité et anxieux. Partis sous une pluie fine, nous savions que la météo rendrait le parcours délicat. Mais nous n’imaginions pas ce qui nous attendait dans le Cantal…
Seconde station : Vallée de l’Alagnon. Partis sur différents rythmes, les groupes sont disséminés. La météo rend difficile les regroupements. Tant bien que mal, j’essaie d’identifier un groupe à mon niveau. Joël et Frédéric m’ont fortement conseillé d’aller me caler dans un peloton pour être emmené sans heurts au pied de la première difficulté. Mais ça casse, ça se disloque, ça ne s’entend pas. Une fois passé le département du Puy-de-Dôme (63), et sa succession de faux plats, je m’accroche à un peloton venu de l’arrière et roulant à un bon rythme : 35 km/h. Je m’y protège du vent. Pas de la flotte. Mon visage est éclaboussé par l’eau soulevée et projetée par la roue arrière des vélos me précédant. La vallée est plongée dans une obscurité humide. Nous pénétrons dans le département de la Haute-Loire (43), d’où est originaire une partie de mes racines. Nous serpentons la rivière de l’Alagnon. En regardant ce cours d’eau aussi sombre que le bitume sur lequel nous roulons (naviguons ?), je ne peux m’empêcher de lancer à la volée un : « On roule sur l’eau ou sur la route ? ». Mes plus proches compagnons de galère lèvent la tête, jettent un œil sur l’Alagnon, sourient puis replongent leur casque dans cette atmosphère ruisselante. Sur ce tronçon en parfait état, ça roule vite au sein de ce gros paquet. 50, 60 coureurs ? Plus encore ? Nous traversons un pont bucolique et étroit, au tablier métallique, rendu dangereux par cette météo automnale.
Troisième station : Côte de Massiac. Première difficulté du jour. C’est ici que Thomas Voeckler lança son attaque pour aller décrocher le Jaune. Un peu plus de 4 km à 5-6% pour ce col de 3ème catégorie. Chacun son rythme. Personnellement les sensations sont bonnes. Ma moyenne varie entre 15 et 20 à l’heure. Je m’accroche à une roue, puis la passe. Ce n’est qu’une succession de dépassements entre cyclos. Chacun son tour. Le sommet arrive vite. Trop vite ! Nous étions si bien dans cette bosse abritée du vent, couverte par une voûte arborée filtrant les gouttes de cette pluie discontinue.
Quatrième station : Plateau de Bru. Retenez bien ce nom ! La fin du monde existe, je l’ai traversée ! Ce n’est pas le Ciel qui nous accueille au sommet de la côte de Massiac, mais l’Enfer. Cet immense plateau qui sert de lieu de villégiature estival aux troupeaux de races Salers et Aubrac, est balayé par une colère céleste tempétueuse. Une pluie froide chassée par un vent violent dans une température de sept degrés au-dessus de zéro, tel sera le tableau dans lequel nous allons évoluer des heures durant. Le vent est défavorable et souffle à plus de 40 km/h. Même les motards de l’organisation ont du mal à tenir leur deux-roues. Le brouillard vient s’ajouter à la pluie cinglante et au froid saisissant pour donner à ce lieu une atmosphère surréaliste. « J’avais la moitié du visage paralysée. », « Mes doigts étaient secoués par des spasmes. », « Je ne pouvais plus passer les vitesses. »… Telles sont les phrases entendues, plus tard, au ravitaillement d’Allanche. Sur ce plateau d’une vingtaine de kilomètres de faux plats montants, je suis obligé de m’y coller pour faire avancer tant bien que mal les petits groupes que je récupère. Je pense à mes camarades du VCMP qui seraient surpris de me voir prendre la tête face à ce souffle continu, moi qui me fais balayer au moindre courant d’air. Certes, je ne dépasse pas les 23 km/h, mais être en tête me permet de rouler à mon rythme et de ne pas être continuellement éclaboussé par les roues des coureurs. De toute façon, chacun est plus ou moins obligé de prendre, de tenter de prendre, voire de garder tout simplement sa place dans les bordures qui s’organisant sous ces bourrasques dépassant par moment les 50 km/h. Sur les bords de la route, d’immenses espaces verdoyants défilent. Même les vaches se sont regroupées pour lutter face à ces intempéries et forment des pelotons immobiles. Des villages fantômes sont traversés. Quelques locaux nous encouragent, emmitouflés dans leurs manteaux d’hiver. Chaque carrefour, chaque croisement, chaque endroit où sont stationnées des voitures est un refuge précaire pour un ou plusieurs coureurs venus s’abriter. Nous en croisons certains arrêtés sur le bord de la route, à l’agonie. En voilà un blotti contre le mur d’une ferme. Deux autres se sont réfugiés dans une maison en pierre volcanique. Recroquevillé et sommairement protégé par la silhouette massive d’un gendarme debout sur la chaussée, droit dans ses bottes, nous passons un cyclo tremblant de tout son corps, vélo échoué dans le fossé. Cette image me fait peur tout en me faisant prendre conscience que nous vivons une expérience extrême. Comment se protéger de ce vent de face et de cette pluie diluvienne dans une atmosphère aussi glaciale ? 9°C… 8°C… 7°C… Le thermomètre ne s’arrête de chuter. A force de garder la tête baissée pour me protéger du vent et de la pluie, je sens mes cervicales raidies. Malgré mes sur-chaussures, mes orteils prennent un bain. Mon cuissard long est si mouillé qu’en tournant les jambes je ressens une sensation de froid à l’arrière des genoux. La visière de la casquette placée sous mon casque n’est qu’une gouttière percée. Mes lunettes sont tachetées de plusieurs gouttelettes d’eau sans cesse renouvelées. Comme l’impression d’être dans le tambour d’une machine à laver… sans le mode séchage. Nombreux sont les coureurs que nous croisons en sens inverse. Ils ont mis la flèche pour faire demi-tour. Il n’y a aucune honte à abandonner dans une telle situation. Pour tenir le coup, je me dis que d’autres ont bien plus souffert. Dans l’instant, ma pensée me porte vers mes deux grands-pères et à leur captivité pendant le second conflit mondial. Quoiqu’il arrive, la souffrance ne durera qu’une journée. Pour eux cela dura des années et dans des conditions ô combien dramatiques. On se raccroche comme on peut à des repaires aiguillonnant sa motivation. Les hauts pâturages du Cézallier resteront gravés à jamais dans ma mémoire.
Cinquième station : Allanche. Le col de Baladour est franchi. Un vélo, puis deux, puis dix s’amassent devant une ferme isolée. La descente en direction du village d’Allanche annonce le premier ravito, après 70 km de course. Au lieu d’être un moment de plaisir, la descente de Chavanon se révèle être le catalyseur de décision pour beaucoup. Trop frigorifiés, trop engourdis, pas en mesure de maîtriser le vélo et de changer de plateau, pour beaucoup c’en est trop et le souvenir de la chute d’Alexandre Vinokourov dans la descente du Pas de Peyrol ravive la préférence de bâcher à Allanche et profiter de l’hospitalité et de la gentillesse des commerçants du village qui ont été inondés de cyclistes venus se réchauffer dans la boucherie, la boulangerie ou encore le bistrot. Il faut souligner la cordialité des locaux qui étaient désolés qu’une telle météo, un 17 juillet, vienne montrer un "autre" visage du Cantal. Mes doigts sont glacés, mes pieds trempés. Pieds à terre. Je grelotte. Frigorifié. Transi. Les lèvres bleuies, l’estomac tordu. Je n’arrive pas à avaler quoi que ce soit. Ni liquide, ni solide. Je me force à enquiller antioxydant et coup de fouet pour attaquer le Puy Mary. Mais vais-je continuer ? Je n’en sais rien. J’ai froid. Très froid. Je suis trempé de la tête aux pieds. Comme errant en pays inconnu, je fais quelques pas. A droite. A gauche. Je tente de me réchauffer tout en cherchant à retrouver mes esprits. Pas de boisson chaude. L’organisation corrigera le tir sur les autres ravitos. Un porte-voix annonce que ceux qui souhaitent abandonner doivent poser leurs vélos contre le mur de la place. Je tourne machinalement la tête en direction de ce mur des lamentations. Quelle surprise que d’y voir des centaines de vélos déjà posés ! Les trois autocars stationnés, moteurs chauffant, sont déjà remplis de silhouettes voutées et revêtues de couvertures de survie distribuées par dizaines. Des navettes sont mises en place pour récupérer coureurs et montures. La gestion de ces aléas inhérents aux sports d’extérieur sera à la hauteur. La salle ambivalente du village est réquisitionnée pour offrir un abri à tous ceux qui veulent laisser tomber. Les volontaires annoncent de la grêle au sommet du Pas de Peyrol avec une température de 2°C. Allanche sera le terminus des illusions pour un trop grand nombre de nos camarades. Dans un instinct de survie je me force à m’alimenter. Banane, barre céréale et basta. Une jeune femme est évacuée à bout de bras par des pompiers. Image surréaliste. Presque choquante. Autour de moi ce ne sont que des cyclos tremblants, en état d’hypothermie et d’épuisement. C’est horrible à dire, mais au milieu de cette scène difficilement descriptible, un malade atteint de Parkinson semblerait être immobile. Je me sens perdu. Je n’aurai aucune explication à donner, mais, mécaniquement, comme poussé par une force intérieure, j’enfourche lentement mon cycle, claque mes cale-pieds, puis fait tourner au ralenti les roues. Reparti oui, mais pourquoi, je n’en sais rien ! Aller plus loin sera au-delà des forces d’un bon millier de cyclistes qui déposeront les armes dans ce village aux teintes grisâtres. Alors pourquoi un cycliste avec aussi peu de vécu que le mien arrive-t-il à repartir à l’assaut ?
Sixième station : Pas de Peyrol. Pour ceux qui résistent, le Puy Mary se profile à l’horizon. Bouché, forcément. Rien ne nous sera épargné. Nous commençons par approcher le col d’Entremont, juste avant de basculer sur le village de Dienne (15). Le revêtement est idéal. Il rend bien. Un billard. La météo exécrable ne nous quitte toujours pas. Comme l’impression d’évoluer dans une carte postale en noir et blanc, au temps des pionniers du sport cycliste : les Eugène Christophe, les François Faber et autre Octave Lapize. Sur le bord de la route, en pleine campagne, les signaleurs subissent comme nous les intempéries. Je leur tire mon casque ! Nous voilà lancés dans une grimpette d’une douzaine de kilomètres. Les trois derniers kilomètres sont effectués dans le brouillard, à la limite de la neige et par une température de 3° C maximum. Je le monte en pensant à mon père qui aurait aimé pouvoir le gravir. Je lève la tête pour profiter du décor. Un chapelet multicolore de coureurs s’égrène sur ce lacet au-dessus de moi et dont la pente m’impressionne. Large virage sur la droite et… vlan ! Un pourcentage sévère sur un petit kilomètre m’invite à venir faire danser mes roues sur ce tablier couleur charbon. Face à ces 10% j’ai plus l’impression de faire du break dance qu’une valse aérienne. A 250 mètres du sommet de ce 2ème catégorie, un spectateur accompagné de son jeune fils nous encourage en nous annonçant la distance restante. Ne pouvant m’empêcher de plaisanter, je lance à la volée : « Non ! Moi je ne prends que 100 mètres ! Trop chers les 250 ! ». Le père sourit et nous motive à nouveau. A mes côtés un cyclo, hilare, renchérit en ne proposant que 10 mètres. J’apprendrais bien plus tard qu’au-delà des 2000 premiers arrivés au sommet, tous les autres n’auront pas eu le plaisir de venir souffrir sur ce volcan éteint, l’organisation ayant alors décidé de dévier la course directement sur Murat. Question de sécurité. J’ai été chanceux sur le coup !
Septième station : Mandailles. Je passe le sommet du Pas de Peyrol et ses 1589 mètres d’altitude en compagnie de plusieurs cyclos. Nous sommes au 102ème kilomètre du parcours. Par la faute de ce temps humide et cotonneux, nous pouvons à peine admirer les superbes vallées qui s’offrent à nos regards, celle de la Cheylade au Nord, celle de la Jordanne au Sud. Je me jette dans la descente. Aucun relâchement n’est possible. La concentration est totale pour éviter la chute sur cette chaussée détrempée. De larges inscriptions peintes en blanc sur la chaussée indiquent un virage dangereux. C’est celui de Vinokourov, ou tout du moins celui où sa carrière pris une fin brutale et douloureuse une semaine auparavant. Je devine l’arbre sur lequel son fémur est venu s’abîmer : une branche y est cassée. La descente emprunte une route magnifique accrochée aux flancs du géant auvergnat. Ce n’est qu’une succession de virages épousant ses formes arrondies. Le second ravitaillement se profile en entrant dans le village de Mandailles-Saint-Julien. Emmitouflés dans des couvertures de survie ou des sacs poubelle, de nouveaux cyclistes jettent l’éponge. Ils doivent commencer à être nombreux sur les allées de Saint-Flour ! Un participant trouve encore la force de plaisanter sur la quantité de bouteilles d’eau posées sur les tables : « Ils ne vont quant pas nous obliger à la boire leur flotte ? J’en ai déjà plein la tronche ! ». Dans un état de froid intense, les pieds dans la boue, je me restaure en avalant une seconde banane puis prépare mes munitions pour affronter le Pertus. Dans ma tête tout est clair : maintenant que je suis arrivé jusqu’ici, après 113 km, il n’est plus question d’abandonner.
Huitième station : Col du Pertus. Cette fois encore il me faut sortir d’une certaine torpeur pour enfourcher mon Wilier. On finit de traverser le village pour se lancer à l’assaut des pentes assommantes du Col de Pertus. Moins de cinq kilomètres sinueux dans un décor sublime. Sur une pente moyenne d’à peu près 9%, dont un passage à 14%, j’avale tant bien que mal les 380 mètres de dénivelé de ce très beau 2ème catégorie. Avec Prat de Bouc et Alleuze, ce sera le col qui m’aura le plus fait mal aux compas. Au beau milieu de la route, un bénévole égrène le nombre de coureurs : 1266, 1267, 1268, 1269… Je suis surpris par ce classement flatteur pour mon allure. Il ne doit pas y avoir grand monde derrière mon cuissard. Quelques vaches de race Salers font tinter leur cloche. Vu l’inclinaison du champ dans lequel elles se trouvent, elles aussi ont des talents de grimpeurs. Quelques paysans sont attablés à l’entrée d’une ferme bordant la route, verre à la main, saucisson dans l’autre. Ils nous encouragent, ravis de nous voir passer devant chez eux. La météo devient à peine plus clémente. La pluie s’est arrêtée et le vent est retombé car interdit d’entrée dans cette vallée encaissée. Le panneau indiquant le sommet du Pertus se dégage. Bon sang qu’il aura été raide ! Bien content de me lancer dans sa descente du versant Est. Toujours avec précaution, j’essaie de refaire mon retard. En effet, dans cette dernière ascension j’ai plus croisé de coureurs sur ma gauche que sur ma droite. Assez technique, toujours mouillée, la chaussée demande une attention de tous les instants. Schischischi… Ouh là ! J’ai bien cru que je n’allais pas le prendre ce virage ! Les freins ont fait de l’aquaplaning sur les jantes. Bon courage pour ceux qui ont montés des jantes carbone… En bout de descente, nous nous engageons sur la Nationale 122. Direction Murat. Mais avant, deux autres côtes sont à franchir. Tant bien que mal…
Neuvième station : Nationale 122. Je m’engage sur cette Nationale qui relie la station de ski du Lioran à la capitale du Cantal, Aurillac. Bien large, réservée pour nos machines à pédaler, nous essayons tant bien que mal de relancer pour profiter du grain fin de ce revêtement de qualité. Quelle étrange sensation que de s’approprier une route Nationale. Réservée aux cyclos du jour, cette large double voie navigue au milieu d’immenses sapins protégeant la rivière de la Cère. Fatigué, j’essaie d’accrocher un trio me passant sur la gauche pour bénéficier de leur aspiration. Je n’y arrive pas. Le cœur ne répond pas. Les jambes sont légères, mais le souffle semble court. Pourquoi ? Après 125 kilomètres, je sens que l’étape a déjà été particulièrement éprouvante pour les organismes. D’ailleurs, je croise d’autres épaves humaines en détresse. Les deux bosses dominant la N122 ne me posent aucun problème. Pas de folie dans le rythme, juste de la gestion pure de mes efforts. Peu longs (2 à 3 kilomètres), peu pentus (5-6%), les deux 3ème catégorie que sont le Col de Cère et la Côte de la Chevade me permettent de retrouver un semblant de plaisir. Mon compteur navigue entre les 15 et 18 à l’heure. Lui aussi retrouve des couleurs. Descente sur Murat, les freins au repos. Je grille le ravito. Pas soif. Pas faim. Juste une envie folle d’envoyer sur cette voie rapide. Que c’est bon de décrasser le pédalier ! Nombreux sont les spectateurs massés dans Murat. Ils nous réchauffent le cœur et le corps en nous encourageant avec force. Rien de plus normal que de leur adresser un signe amical, de les remercier de la voix, même en pleine descente. Après tout, sans emphase, nous sommes les ambassadeurs de cette petite reine qui a été bien malmenée sur les vingt dernières années. Alors autant donner aux enfants que nous croisons une image positive du vélo pour leur donner envie d’être demain à notre place. C’est le cycliste qui est malade, pas le cycle ! Aux alentours de 15h00, Radio Mondovélo annonce que 200 participants, à bout de forces, attendent en haut du Col du Font de Cère qu’un bus vienne les chercher. La sélection naturelle continue. Mais plus on avance dans la course, plus les coureurs refusent toute idée d’abandon.
Dixième station : Prat de Bouc. Pour ne pas changer, le vent de face nous rappelle qu’il est toujours vivace. C’est parti pour 500 mètres de dénivelé sur ce 2ème catégorie. Un coureur flanche. Je lui adresse une tape amicale sur l’épaule au moment où je le passe. Un autre s’est posé sur la rambarde de sécurité pour reprendre des forces. De la voix je lui adresse un : « C’est tous ensemble que l’on arrivera là-haut. Tous ensemble ! » Il opine du chef, avale une bonne rasade et se redresse. De la journée, ce seront mes seuls moments de plaisir que de motiver et d’encourager mes compagnons de combat. Mon allure prend un coup. Je lis un piteux 7 km/h sur mon compteur. J’ai même le temps de faire un peu de lecture grâce aux inscriptions blanches peintes sur le bitume : « CONTA-DEHORS », « ALLEZ POUPOU », « LES PAYSANS ONT BESOIN D’ARGENT », « MERCI JAJA », etc. Dans le dur de chez dur, je me raccroche à l’image de ma fille que j’ai accrochée autour du cou pour m’aider à ne pas mettre pied à terre, déshonneur suprême. S’il y a bien quelque chose que je hais en vélo, c’est de devoir m’arrêter dans une bosse. Pas dans mes veines ! En pensant à mon bout de chou, l’émotion a tendance à embuer mon regard. Déjà que les verres de mes lunettes sont recouverts de gouttes d’eau ! Ma chaîne commence à grincer. Nos équipements en ont tellement ramassé qu’eux aussi souffrent. Le sable est venu s’immiscer dans la mécanique. A mes côtés ça couine encore plus fort. Les hommes souffrent mais les machines aussi. Mon Wilier aura été admirable. Pas le moindre couac. Pas la plus petite crevaison. Pas le moindre saut de chaine. Je n’ose imaginer devoir changer une roue dans cette atmosphère des plus désagréables. Une énième fois je m’accroche au guidon, fais gonfler les cuisses, inspire fortement et joue à la danseuse pour abréger ma souffrance. Au sommet, kilomètre 156, lieu de mon troisième arrêt ravito, les bénévoles m’informent que les cinq premiers, au moment de leur passage, ne pouvaient ni passer les vitesses, ni freiner… ni boire ! Afin d’anticiper la fraicheur de la descente qui nous attend, je quémande un journal à glisser sous mon maillot. Il paraît que la page météo se trouve en dernière page ! Pas de journaux mais un morceau de couverture de survie m’est tendu. Je le glisse avec délicatesse sous ma veste trempée. Mes doigts engourdis plaquent doucement ce morceau aux reflets argentés et dorés. Il est temps de repartir, après un ultime café, première sensation de chaleur de la journée.
Onzième station : Plateau de la Planèze. Du haut de Prat de Bouc, je me lance à tombeaux ouverts dans la descente. Pas dangereuse, bien large, avec un joli revêtement. Je m’amuse sur les flancs de ce volcan. Une rivière coule au milieu d’une vallée sauvage que nous dominons sur notre droite. Une nouvelle petite bosse, puis c’est parti pour une trentaine de kilomètre de plat avec le vent de côté. Au regard de la vitesse affichée par mon compteur, je me régale et reprends plaisir à envoyer franchement. Je ne descends pas au-dessous des 30 à l’heure et connais le plaisir de ne pas me faire doubler une seule fois. Au contraire, en pensant aux qualités de rouleur de Frédéric Pondevie, j’ai la surprise de réussir à lâcher ceux qui tentent de s’accrocher à ma roue. Le pied ! J’imagine Jorge et Gilles fendre l’air. J’essaie d’être digne d’eux en écrasant avec appétit les pédales. Mes vêtements sèchent. Enfin ! Les quelques rares villages traversés nous accueillent au son de vivats bien agréables. Mon compteur m’offre une vision oubliée : le chiffre des dizaines après la virgule ne cesse d’augmenter. Vingt-cinq kilomètres m’auront suffit pour gagner un kilomètre heure : de 22 à 23. Ce qui confirme que sur ce tronçon très roulant, car soit plat soit descendant, le grand plateau a usiné sérieux et les jambes ont mouliné sec. Sur le côté droit d’une pittoresque route de campagne, je remarque un piquet de bois surélevé par rapport aux autres. C’est dans ces barbelés que le pauvre Johnny Hoogerland est venu se faire déchiqueter les jambes par la faute d’un chauffard fou. Un lifting métallique et sanguinolent à souhait. Pour lui, je renvoie encore un peu plus fort et continue de doubler à pleine vitesse les ombres chamarrées qui donnent l’impression de faire du cyclotourisme. Neuvéglise (15) s’approche à grandes roues. Coup de frein, virée sur la gauche et quatrième ravito. Le moteur a faim. On fait le plein. Sucré, salé, sucré, salé. On repart. Mais pas tambour battant. Je me sens moins flamboyant. L’essence n’aurait pas été de bonne qualité ?
Douzième station : Alleuze. Château et côte du même nom que notre valeureux camarade de club, Thierry Alleuze. Malheureusement, je n’aurai pas réussi à lui faire honneur dans cette bosse longue de deux kilomètres pour un 6-7% bien régulier. Le visage grimaçant d’effort, je relance à 500 mètres du sommet pour en finir avec ces montées casse-pattes. Ouf ! Manque de bol, le parcours nous a trompé. Au sommet de ce 4ème catégorie se trouve le bien nommé village Le Barge. Or, il n’annonce nullement la fin des hostilités. Que nenni ! Voilà que c’est reparti pour un tour gratuit de montagnes russes et ce sur plusieurs kilomètres. Ô certes les pentes ne sont pas bien méchantes, mais je sature. Je prends un coup derrière les oreilles. Un rictus de douleur défigure le visage blême d’un coureur que je passe. Cela me rassure, il n’y a pas que ma pomme qui a marre de cette fin de profil enchaînant montées et descentes. Je n’ai pas le temps d’apprécier le panorama bucolique qui nous sert de décor. Oui, malgré une pluie fine nous retombant dessus, on peut encore estimer que le paysage est charmant ! Une seule chose m’obsède : finir la course dans les temps. Depuis le dernier ravito, kilomètre 180, ma moyenne horaire s’est enrhumée. En moins de trente kilomètres j’ai réussi l’exploit de faire passer cette dernière de 23 km/h à 21,00 km/h. Pas d’excuse, le dénivelé n’excède pas les 500 mètres sur ce court tronçon. N’est pas Gilles et Jorge qui veut !
Treizième station : Saint-Flour. Soulagement à la vue de cette citadelle moyenâgeuse perchée sur ce promontoire volcanique vertigineux. Un double sentiment de délivrance et de victoire bien justifié m’envahit. Comble du bonheur, le grand absent du jour, l’astre solaire, vient illuminer la ville cantaloue. Une vision quasi divine que cette trouée lumineuse au milieu de ce ciel gris et lourd. Plus qu’1,5 kilomètre d’une montée urbaine, avec des pourcentages oscillant entre 5 et 8%. Comme pour les grands, ou plutôt les pros du Tour de France, la flamme rouge a été installée à un kilomètre de l’arrivée. Je trouve ça très sympa et ça me redonne du baume au cœur. Dernier virage sur la droite. Les orgues volcaniques plantés dans la roche apparaissent sur notre gauche. Le dernier tronçon de cette pente finale se présente face à ma roue avant. J’ai des fourmis dans les guiboles, une envie de lancer ma première et dernière attaque de la journée. Je n’ose pas par peur de m’effondrer au bout de cent mètres. Malgré tout, en l’honneur du VCMP, je décide de lâcher les chevaux une ultime fois. « Allez, allez, allez ! » m’encourage le public. A mon tout petit niveau, c’est ma manière de le remercier en me découennant sur les 300 derniers mètres. Je dois à peine reprendre trois cyclos. L’arche d’arrivée franchie, une émotion de bonheur et de fierté m’envahie. Ce climat apocalyptique aura eu le mérite de nous obliger à montrer ce que nous avions dans les tripes. Les mots ne manqueront pas pour qualifier cette étape. Le mauvais temps a gâché la fête, certes, mais il a rendu encore plus grandiose l’exploit sportif des 1982 survivants qui sont allés au bout d’eux-mêmes, sous les yeux de spectateurs enthousiastes et admiratifs.
Quatorzième station : Stop. Une breloque en forme de médaille nous est glissée autour du cou. Méritée, même si c’est du toc de chez toc. Un ticket nous est également remis pour déguster une truffade saucisse. Un immense box fermé en plein air est rempli de centaines de vélos. Rapidement je comprends qu’il s’agit des cycles appartenant à ceux et celles qui ont abandonné tout au long du parcours. Juste à côté défilent des camions de la logistique venant déverser des cadres par dizaines. Personnellement, il me reste un dernier défi : trouver un quidam qui aura la bonté de me remonter en voiture jusqu’à Issoire. L’organisation n’ayant pas prévu de système de navettes de retour, je ne me vois pas ajouter 70 kilomètres à mon compteur. Finalement, après 2-3 refus polis et navrés, je trouve un autre rescapé qui accepte de me faire une place dans sa citadine. Ouf ! La journée est terminée. Repos, récupération et retour sur la capitale seront au programme des prochaines 24H.
Le premier, Lilian Jégou, ex coureur professionnel, passé par le Crédit Agricole et la FDJ, dont trois participations au Tour de France, aura tenu une moyenne de 31 km/h. Pour mémo, cela représente une heure de selle de plus que le dernier arrivé lors de cette même étape courue par les pros du Tour une semaine auparavant. Magdalena de Saint-Jean, troisième sur le podium des championnats de France 2011, a elle-même reconnu que « ce fut la cyclo la plus dure à laquelle j’ai participé. Je ne sais pas où j’ai puisé mon énergie. Il y avait une véritable alchimie entre les coureurs, un esprit de camaraderie. » Pour Joël Lainé, Directeur des épreuves grand public d’ASO, ce deuxième acte de la Mondovélo 2011 constitue une première : « Nous n’avons jamais vu ces conditions extrêmes pour cette épreuve. Dans l’histoire de la Mondovélo, on peut dire qu’elle est d’ores et déjà mythique. On s’en souviendra ! » Tous les partants sont à féliciter. N’oublions pas non plus les bénévoles aux carrefours et tous ceux qui sont intervenus sous cette météo à ne pas mettre grand monde dehors. Car il fallait du courage pour nous supporter. La grande foule a réchauffé les organismes de ceux et celles qui auront franchis la ligne d’arrivée jusque tard, même si les barrières horaires ont été aménagées pour éviter que certains partent en galère. Le second acte a eu moins de succès que le premier, celui de Modane - Alpe d’Huez, en particulier auprès des cyclos étrangers : 30% des participants au lieu de 48% sur le premier acte. L’absence de cols mythiques, le profil et la distance semblent avoir sélectionnés un public « plus baroudeur, plus cyclo-sportif finalement », dixit un journaliste sur place. J’apprendrais le lendemain matin, à la lecture du journal local, La Montagne, qu’un semi-marathon programmé ce même dimanche dans le massif du Sancy, c’est-à-dire à moins de cinquante kilomètres d’Issoire, a été annulé sur décision du peloton de Gendarmerie de Montagne de la région. D’ici à en déduire que les coureurs cyclistes sont plus vaillants que les coureurs à pieds… Cette première édition de l’Acte II de l’Etape du Tour aura été marquée par des conditions dantesques et les abandons en série qui rappellent la difficulté du cyclisme. Le froid, la pluie, le vent… Autant de facteurs contre lesquels nous avons dû lutter. La résistance à la souffrance a permis à 1982 rescapés de franchir la ligne d’arrivée. La compétition on la pratique souvent pour soi, mais on se dépasse pour les autres. Mon unique plaisir aura été d’aller au bout de moi-même et de partager cette étape mythique avec des cyclos devenus compagnons d’une aventure mémorable. Nous avons tissé des liens que seul le combat, ici face aux éléments, peut offrir. Je suis fier d’avoir fait partie de cette bande de fadas qui s’est unie pour traverser les éléments afin de réussir son pari de franchir la ligne d’arrivée.
Pourquoi n’ai-je pas abandonné ? Je n’en sais rien. Je pense que je ne le saurai jamais.
> Classement réel / scratch : 1432ème pour 19,56 km/h (arrêts ravitos inclus) > Classement compensé : 1556ème pour 20,20 km/h (arrêts ravitos inclus) > Vitesse moyenne compteur : 21,00 km/h (arrêts ravitos non inclus)
Un résumé vidéo de cette aventure : http://auvergne.france3.fr/info/la-mondovelo-dans-la-tourmente-69703726.html ?onglet=videos&
NOTA BENE : Je tiens à remercier les membres des G1 et G2 qui m’ont apporté tous leurs encouragements pour me mesurer à cette étape. Avec une pensée particulière pour Attif, Michel, Renaud, Sylvain, Pascal S., Pascal M., Michaël, Nicolas, Pierre, Sébastien, Greg et Christophe qui m’ont fortement poussé, motivé et encouragé. Merci à vous ! Bien sûr, les meilleurs pour la fin : comment remercier à leur juste valeur Joël, Frédéric P. et Laurent B. pour leurs conseils qui se sont révélés des plus efficaces ?! Messieurs, vous avez pleinement participés à cette satanée aventure et croyez-moi que vous avez été à mes côtés pour appuyer fort sur les manivelles. Oh, pas avec autant de force et de talent que vous savez en produire sur un vélo, mais avec le cœur que vous me connaissez. C’est du fond de ce même organe que je vous adresse un sincère : M-E-R-C-I !